la grève du 19 Mai 1956
Ph. : D.R.
Lorsqu’à l’appel de l’UGEMA, il y a de cela 52 ans, la déclaration publiée marqua une rupture avec un mythe et un engagement d’une ferveur patriotique intense et l’expression forte du texte : “Avec un diplôme en plus, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres! A quoi donc serviraient-ils ces diplômes qu’on continue à nous offrir pendant que notre peuple lutte héroïquement, pendant que nos mères, nos épouses, nos sœurs sont violées, pendant que nos enfants, nos vieillards tombent sous la mitraillette, les bombes, le napalm... Et nous les cadres de demain, on nous offre d’encadrer quoi ? D’encadrer qui?”. La grève des étudiants fut largement suivie par les étudiants et un grand nombre parmi eux rejoindra les rangs de l’ALN. On ne peut détacher la lutte des étudiants du combat national mené par les différents partis du Mouvement national. A l’époque déjà, les étudiants algériens étaient organisés dans l’Association des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord (AEMAN) créée en 1919 à Alger et de l’AEMNA (Association des étudiants musulmans Nord-Africains) créée en 1927 à Paris et regroupant les étudiants maghrébins en France et dont le siège était au 115 Bd Saint. Michel à Paris. C’est à la faveur d’une motion votée à l’unanimité le 27 février 1955 à Alger par les étudiants de l’AEMAN que sera lancée l’initiative de la création d’une nouvelle organisation estudiantine algérienne permettant aux étudiants de participer dans un cadre organique à la guerre de Libération nationale. Cette organisation sera dénommée UGEMA.
L’UGEMA, la lettre “M” et les autres ...
Le congrès constitutif de l’UGEMA a eu lieu du 8 au 14 juillet 1955 à la salle de la Mutualité, après une réunion préparatoire tenue à Paris du 4 au 7 avril. Le choix de la lettre “M” (musulman) n’est pas fortuit. Est-ce une façon de revendiquer l’appartenance du Mouvement aux valeurs arabo-musulmanes ou avait-elle une autre interprétation à l'époque de nature idéologique ? Selon Mohamed Harbi, un congrès parallèle a été organisé à la Maison des Lettres, rue Feron, par des étudiants algériens communistes et nationalistes de gauche visant à créer l’Union générale des étudiants algériens (UGEA). Mais cette tentative sera avortée. L’action de l’UGEMA qui avait auparavant une ligne de défense syndicale (intérêts moraux, échanges culturels, lutte contre l’analphabétisme), s’oriente désormais vers des objectifs politiques. La répression ne va pas tarder à s’abattre sur ses membres dont un grand nombre connaîtra les interpellations, les perquisitions et les arrestations au cours de l’année 1955, et certains trouveront la mort, tel le vice-président de l’Union Zeddour Belkacem. Le 20 janvier 1956, les étudiants algériens en France organisent une grève de la faim pour protester contre les mesures répressives. Mais l’engagement résolu de l’UGEMA dans le Mouvement de libération se précise à partir du 19 Mai, date de la grève illimitée des cours et des examens, déclenchée en accord avec la direction du FLN. Selon Belaïd Abdeslem, un des animateurs de l’UGEMA, l’idée de créer une Union musulmane des étudiants maghrébins en 1953 n’a pas marché du fait que les Tunisiens avaient créé leur propre union, l’UGET. Il était alors dans notre esprit de rassembler les sensibilités politiques proches de l’UDMA, des communistes, des Ouléma et des Indépendants.
Controverse idéologique et orientation du mouvement estudiantin
Dans le milieu intellectuel, les communistes, dira A. Belaïd, étaient les plus entreprenants. Pour le courant nationaliste, l’Algérie était au centre de toute action. Pour les communistes tout se ramenait à l’action communiste, mondiale et à l’époque, la bombe atomique était au menu de leur réunion, c’est-àdire un militantisme pour le Mouvement de la paix et contre les essais nucléaires, et pour les nationalistes, l’indépendance de l'Algérie passait avant toute autre action. Le problème palestinien a aussi partagé les étudiants des deux courants. Après la crise berbériste de 1949, beaucoup d’étudiants du PPA sont passés au sein du PCA, même si aux élections de la direction de l’AEMAN, le courant nationaliste l’a emporté. Belaïd Abdeslam dira plus tard dans ses entretiens avec Mahfoud Bennoune et Ali El Kenz dans le livre “Le Hasard et l’histoire” qu’il cumulait sur sa personne la haine des éléments berbéristes et communistes et que l’étiquette l’a suivi, aussi, longtemps et colle à sa peau comme étant un “élément réactionnaire, anti-communiste, anti-gauche”. La problématique qui se posait en lançant l’Union nationale des étudiants était celle d’une Union des étudiants algériens arabes et donc musulmans et non celle qui “acceptait les étudiants juifs et français”. Cette thèse n’était pas dans l’esprit de Belaïd Abdeslam, celle aux relents racistes ou anti-confessionnels, mais par un souci tactique, et la loi du nombre aurait fait basculer l’Union vers plus de Français et de juifs que de musulmans du fait que dans l’organisation, l’effectif des étudiants d’origine européenne et juive dépasserait les 500 étudiants algériens en Algérie et en France. A en croire A. Belaïd, l’Union sera formée en majorité de non-musulmans... En France, l’influence du courant communiste est grandissante dans l’AEMAN. Cependant, dira A. Belaïd, Marocains et Tunisiens votaient massivement pour les candidats d’obédience PPA. Les Rédha Malek, Abdelmalek Benhabylès, Med Amir, Med Mahdi, Mohamed Harbi, Messaoud Aït Chaâlal, Mouloud Belahouane, Tahar Hamdi, Hachemi Bounedjar, Med Rezzoug, Med Kellou, Med Khemisti, Ali Lakhdar, Ahmed Ouanouri, Med Ouaddahi, Med Oucif, Chérif Faïdi, Mentouri Mahmoud, Mahmoud Benabyles, Med Abada, Saïd Chibane, Med Toumi, Mustapha Laliam, Rachid et Tahar Maïza, Med Bedjam, Djelloul Beghli, Noureddine Deleci, Chaïb Taleb, tous ces étudiants sont venus renforcer le courant nationaliste et leur apport a été déterminant pour le lancement et la constitution de l’UGEMA auxquels d’autres étudiants y arrivèrent à Paris tels que Abdelkader Belarbi et Lakhdar Brahimi avec l’idée d’une conférence nationale préparatoire pour organiser le congrès constitutif de l’UGEMA en prenant appui sur les étudiants à Alger.
Lamine Khène et le contrôle de l’AEMAN à Alger
A la suite d’une correspondance entre A. Belaïd et L. Khène, tout est en marche pour la création de l’UGEMA. A partir de 1955, les militants du courant nationaliste ont pris le contrôle de l’AEMAN dans la coalition communiste UDMA. Le nouveau président de l’AEMAN était Med Baghli entouré de Med Benyahia, Allaoua Benbabouche, Lamine Khène et d’autres... Alors que le courant nationaliste était pour la création de l’UGEMA, ceux des communistes étaient pour l’UGEA. Les deux conférences préparatoires en mars 1955 furent tenues respectivement à Alger et à Paris. C’était Benyahia qui devait entreprendre pendant les vacances de Pâques, une tournée à travers les universités de France pour convaincre les étudiants algériens de se rallier à la thèse de l’UGEMA, Rédha Malek en fait de même pour la région parisienne. Belaïd Abdeslam dit avoir été rassuré par Med Seddik Benyahia en l’accueillant à la gare de Lyon en lui lançant l’idée que “Paris est encerclé par la Province”.
Le compte des voix et les partisans de l’UGEMA
En voyant que la majorité des étudiants est pour les thèses UGEMA, les communistes se sont retirés et sont allés faire une conférence à part. Alors que Rédha Malek défendait brillamment les grandes idées de l’UGEMA, ceux des communistes maintenaient l’idée de “l’Algérie, nation en formation”. Ce qui mènera à l’organisation, au mois de juillet, de deux congrès, l’un pour l’UGEA (communistes, berbéro-communistes et leurs sympathisants), les autres pour l’UGEMA avec les nationalistes où se sont ralliés les éléments de l’UDMA et des Ouléma. Taleb El Ibrahimi a soutenu alors le courant ugémiste. Tout cela se passait durant l’année 1955 où les actions étaient conformes à la ligne du FLN qui n’est que la continuité du Mouvement nationaliste PPA/MTLD. Il faut dire qu’au niveau estudiantin, la même démarche a été suivie comme celle de l’Association des amis du Manifeste et de la liberté en 1944 et celle des communistes où ils ont créé parallèlement le “Manifeste des amis de la démocratie”.
Le marxisme estudiantin en vogue face à l’UGEMA-l’UGEA
Le congrès constitutif de l’UGEMA, tenu en juillet 1955 à Paris, réunissait les représentants des communautés universitaires de France, d’Europe, d’Alger, de la Zaïtouna et des Quarawiyine de Fez. Le siège du comité exécutif était à Paris. Mohamed Harbi, nous dit Belaïd Abdeslam, avait opté pour l’UGEA et il en a été un militant actif, alors qu’il fut un des jeunes les plus méritants au sein du PPA/MTLD. Il était même informé des préparatifs du congrès de l’UGEMA. Il connaissait tout de nos contacts et démarches, ajoute Belaïd Abdeslam. Le 1er comité exécutif de l’UGEMA était en majorité Ouléma.-UDMA dont le discours d’ouverture a été prononcé par Taleb El Ibrahimi. Il y avait dans le comité exécutif entre autres Layachi Yaker, Abderahmane Cheriet, et bien sûr les membres fondateurs tels que Belaïd Abdeslam, Mouloud Belahouane, Abdelmalek Benhabylès, Benyahia Med Seddik, Lamine Khène, Malek Rédha, Aït Chaâlal Messaoud, Ali Abdella, Aoufi Mahfoud, Belarbi Abdelkader, Bouabdellah Mokhtar, Boutamjit Tahar, Brahimi Lakhdar, Brahimi Nordine, Hamdi Tahar, Houhou Djamel, Kellou Med Messaoud, Khemisti Med, Lakhdari Ali, Mansour Ben Ali, Mokrane Med, Ould Rouis Bachir, Refas Med, Rezzouk Med, Taleb Chouaïb, Tiar Sidi Ali, Zighouche Derradji. Tous ont fait partie du comité exécutif de juillet 1955 à septembre 1962. Les autres étaient membres du comité directeur de juillet 1955 à décembre 1957, tels que Abderahim Nordine, Larguem, Belhassine Saâd, Benyahia Med, Berrah Ghalem, Boudiaf Aïssa, Boudjellab Amar, Faydi Chérif, Ferdjioui Abdelhamid, Ghazali Meziane, Harmouche Arezki, Khellaf Maâmar, Krim Rachid, Larbi Med, Rédha Malek, Mokdad Allaoua, Mentouri Mahmoud, Sahnoun Med, Sisbane Chérif...
UGEMA pour le FLN
L’UGEMA devenant un partenaire crédible dans les milieux estudiantins internationaux et d’organisation, s’est rapprochée de Abane Ramdane FLN pour engager des actions politiques. L’UGEMA se prononcera pour le FLN. C’est la section UGEMA d’Alger qui a lancé l’idée de “la grève générale et illimitée des cours et des examens et départ à l’ALN”. Belaïd Abdeslam a quand même obtenu par le biais d’amis français, un laisser-passer pour aller à Alger où il devait rencontrer Lamine Khène, Allaoua Benbâatouche, Hachem Malek (frère de Rédha Malek et membre fondateur de l’UGEMA et sera arrêté en 1957 jusqu’à l’Indépendance), Saddek Karamane et Brahim Chergui. A. Belaïd rencontrera Benkhedda et avec Lamine Khène et Benbaâtouche, le Mouvement avait été suivi par les lycées qui ont observé la grève et dont beaucoup rejoignent les rangs de l’ALN. Il faut dire qu’à Paris, les leaders de l’UGEMA n’étaient pas chauds pour la grève générale et illimitée des cours. Lamine Khène et Benbaâtouche rejoignirent le maquis et Allaoua Benbaâtouche tombera au champ de bataille dans la Wilaya II pendant sa traversée de la frontière algérotunisienne de retour vers l’intérieur. Et Belaïd devait convaincre ses camarades de Paris de la décision prise pour la grève qu’il faut généraliser à l’ensemble des étudiants algériens. Aussi c’est définitivement acquis que la jeunesse estudiantine s’intègre dans le vaste mouvement de lutte révolutionnaire de notre peuple. Le 19 Mai 1956 s’inscrivait donc dans une stratégie de lutte menée par le FLN et c’est au CE du FLN qu’il sera ordonné le 3 octobre 1957, la fin de la grève à l’ouverture de la rentrée universitaire de l’année 1957/58. Les autorités françaises opéreront à la dissolution de l’UGEMA le 28.1.1958. Certains des étudiants algériens dans les universités de France ont rejoint l’ALN par leurs propres moyens tels que Mustapha Laliam, Med Gueddi (membre fondateur de l’UGEMA, mort au combat, étudiant en médecine), les frères Belhocine (membres de l’UGEMA, morts au combat), Ahmed Chérif Mentouri dit Mahmoud (frère de M. Bachir Mentouri, membre fondateur de l’UGEMA, rejoint l’ALN aux frontières et meurt en 1957. Yahia Farès (membre fondateur de l’UDMA, rejoint l'ALN au Maroc et tomba au champ d’honneur dans la Wilaya V), Med Toumi. D’autres étudiants seront acheminés par la Fédération de France FLN. En décembre 1956, l’UGEMA rompt tout contact avec l’UNEF qui voulait infléchir sur la ligne politique du Mouvement et ne sera repris qu’en 1960 avec une nette évolution de l’UNEP pour les thèses FLN et donc de l’UGEMA. Par l’ampleur de la grève, les étudiants algériens ont réussi à sensibiliser les étudiants du reste du monde, y compris ceux de France, car le Mouvement estudiantin aura une influence considérable sur les opinions de leurs pays respectifs et sur l’opinion internationale. De nombreux étudiants recevaient des bourses d’études par le biais de l’Union internationale des étudiants (UIE) dont le siège est à Prague. Il faut dire que des non-grévistes avaient été exclus de l’UGEMA. La grève a été d’une portée politique certaine à bien des égards. Quelque 2 000 entre étudiants et lycéens dans les universités d’Alger, France, Zitouna, Quarawine (Fez), Moyen-Orient, Institut Ben Badis et Kebania de Constantine étaient l’effectif global des étudiants mobilisés en 1956. Parmi eux, Belkacem Zeddour qui fut un martyr de la Révolution, Med Boukharouba devenu le Président Houari Boumediène, Brahim Mezhoud, Adda Benguettaf, Abou Kassem Saâdallah, Malek Benabi, Med Ksour, Torki Rabah, Abdelkader Benkaci, Yahia Bouaziz, Abou Alliouch, Med Meftah, Nor Abdelkader, qui ont fait les universités du Moyen-Orient (Le Caire, Damas, Baghdad, etc.), notamment au Caire où ils se rencontraient au club estudiantin maghrébin ou à Damas où le bureau des étudiants était présidé par Youcef Rouissi, organisé en commission des étudiants, ensuite en ligue des étudiants. On peut dire que la grève des étudiants fut un tournant dans l’engagement du Mouvement et de l’intelligentsia dans les rangs de la Révolution. Ce sont ces élites formées qui prendront les postes de responsabilité dans l’économie, la diplomatie, l’encadrement de l’ANP et l’Administration au lendemain de l’Indépendance. Mais le combat idéologique se poursuivra à l’ombre des luttes de position et le mouvement estudiantin ne sera pas indemne des différents conflits et débats d’idées au plan systémique, quarante-sept ans après ... L’université algérienne est partie prenante des mutations que connaît le pays dans ce vaste mouvement d’idées qui façonne de nouveaux concepts dans l’approche de la mondialisation et de la globalisation à l’ère du génome humain.
H. B.
————————————————————
Notes : 1. Mahfoud Bennoune et Ali El Kenz : “Le Hasard et l’Histoire”, entretiens avec Belaïd Abdeslam, T1. La lutte des étudiants et la formation de l’UGEMA : p.89. ENAG. Alger 1990. 2. Guy Perville : “Les Etudiants algériens de l’Université française (1880-1962), ed. CNRS, Paris, 1984. 3. Bruno Etienne : “Les étudiants algériens en lutte, UGEMA, Tunis 1960. 4. Revue “Athakafa no 92, avril 1986", Activités des étudiants algériens au Moyen Orient par Dr. Amar Bahloul.P.115. 5. Slimane Cheikh : “L’Algérie en armes”. OPU, 1981 pp. 251-253. 14 EL MOUDJAHID Lundi 19 Mai 2003